Histoire :
New Year's Prayer - Jeff BuckleyJe ne me souviens que de très peu de choses de mon enfance. Des impressions, des images vives ou floues, des bribes de conversation…rien de tangible. Bien sûr, je sais que je ne suis pas apparu comme ça au milieu des Enfers. Non, j’étais un des fils d’un démon moyennement puissant –ou tout du moins assez pour posséder un territoire. On a probablement dû me juger trop faible pour être digne d’un quelconque héritage, et je me suis retrouvé balancé aux oubliettes comme un torchon sale. Quoiqu’il en soit, j’ai eu une chance extraordinaire de survivre assez de temps dans le plan démoniaque pour trouver mon arme fétiche, la dénommée Shinato. Je me souviendrais toujours du jour où je l’ai trouvée : fichée dans le sol, au milieu d’un chemin de pierres rouges et sous un ciel de tempête.
Peu de temps après, j’ai été récupéré pour travailler comme esclave au traitement des âmes des damnés. Régulièrement humilié et totalement dominé par mes pairs, je crois que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à développer cette haine viscérale contre ceux de ma race. Mais je dois aussi avouer que j’ai appris de nombreuses choses, au milieu des morts. Gardien d’un pseudo-moyen de ressusciter (un gigantesque canular qui entrainait les âmes de ceux qui le choisissait dans un labyrinthe sans fin), j’ai eu l’occasion de voir tout un tas d’hommes et de démons désespérés et dotés de motivations aussi diverses que parfois franchement ridicules. Je discutais aussi de temps en temps avec certaines âmes de choses et d’autres.
C’est lorsque j’ai vu le nombre d’âmes démoniaques s’accroître incroyablement que j’ai compris que le vent tournais. Il ne me fallut que peu de temps pour comprendre qu’un des nôtres, le Chevalier Noir Sparda, causait un carnage dans nos rangs. Et comme la plupart des petites têtes, je n’avais pas l’intention de trinquer pour les grosses. J’ai alors profité du chaos régnant dans le plan démoniaque pour m’enfuir sur la Terre, où je me glissais parmi les hommes. Doté d’une apparence tout à fait humaine, je n’avais eu aucun mal à me dissimuler parmi eux, subsistant en volant mes vivres.
Il ne fallut que quelques jours pour que je me sente soudain affaiblit. Le ciel auparavant de feu surplombant le Temen-Ni-Gru disparut, et laissa place à un autre beaucoup plus calme, et aux teintes étrangement azurées –fait entièrement nouveau pour moi.
De par mon apparence enfantine (à l’époque, soit il y a environ deux mille ans), je fus admis dans une famille humaine. J’avais vite compris qu’il me fallait me noyer parmi eux pour passer inaperçu. Mais la chance n’était pas avec moi en ces temps-là : « famille » était un bien grand mot pour désigner deux personnes qui me traitaient comme moins qui rien, et où chacun de mes actes était une bonne occasion de me rouer de coups. Il s’agissait d’un couple assez âgé (de mon point de vue), et des plus amers. Mais mon « conditionnement » d’esclave chez les démons m’avait depuis longtemps retiré toute volonté. Et puis, ils ne frappaient pas assez fort pour me faire mal, donc je ne me révoltais pas…
Mais ma haine n’avait pas disparut pour autant. Au contraire, je me mis à la diriger contre ces deux personnes, et elle grandit encore. Puis, un incident des plus banals. Dans cette ville, en reconstruction suite au chaos que les démons avaient laissé, je vis plusieurs humains affairés autour d’une simple charrette en bois pour en remplacer la roue. Surpris, je m'avançais, et, soulevant le chariot d'une main, je plaçais la roue de l'autre. On me regarda comme un monstre, et ce fut suffisant pour moi. L'idée que j'étais plus fort que les humains ne m'avait jamais traversé l'esprit. J’avais alors l’apparence que vous me connaissez aujourd’hui, quoique moins étoffé.
Le soir même, j'annonçais à mes "bienfaiteurs" que je les quittais. Ils me l'interdirent, comme je m’y attendais, puis je les défiai de m'en empêcher. L'homme se déchaîna sur moi, au point que ses mains furent rouges de sang. Le siens. Je n'avais pas bronché, et ma peau n'avait pas même rosie sous les coups. Je sortais ensuite d’une attitude tout ce qu’il pouvait y avoir de naturel, traitant avec un mépris souverain les insultes que l’on me proférait. Alors que je sortais de la... maison familiale, j'entendis un cri désarticulé venant de mon dos, et vis l'homme se précipiter sur moi, glaive en main, devant des dizaines de personnes. Son regard fou ne laissa aucun doute : il était dominé par la rage d'être humilié. Un sentiment que j’avais ressenti assez de fois pour pouvoir le reconnaître dans les yeux des autres. C’est à cet instant qu’il me fut d’éprouver le sentiment le plus doux et les pensées les plus agréables de mon existence.
Eh bien, aurais-tu du mal à croire que Moi, je t'ai tenu tête et humilié, toi qui me considérait comme un esclave ?Le laissant approcher, il se lança glaive en avant, et me transperça. L'homme baissa le regard vers ma blessure. Un peu de sang coula, puis il sourit, et releva le nez, envieux de voir une expression de douleur tordre mes traits. Il resta bouche bée alors que je sortais moi-même le glaive de mon flanc et que je lui rendais son sourire suffisant. Je commis alors l’erreur de personnifier en cet homme tous mes tourmenteurs et, dominé par mes envies de vengeance, je le décapitais d’un geste magistral. Les villageois alentours restèrent silencieux un moment, puis sa femme accouru, prenant le corps dans ses bras.
Elle me traita de démon.
La foule lui fit alors écho, prononçant les deux syllabes qui coulèrent en moi, répandant autant de plaisir que le sang ruisselant sur mon visage. Je lui souris à elle aussi, puis m'enfui.
Plus tard, je m'enrôlais dans l'armée de l'empire romain, et menai une carrière de soldat exemplaire. Mes facultés de démons, bien que je ne les dévoilais pas trop, m’étaient plus qu’utiles au milieu du sang et des armes, si bien que je devins sans difficulté un centurion redouté. On me confia alors une parcelle de terres, quelque part au Sud de l’actuelle Italie, pour mes hauts faits d’armes. Je rencontrais aussi une humaine, qui semblait belle et attirante (les critères de beauté démoniaques sont différents de ceux des humains, oserais-je ajouter...), et conscient que tous les artifices allaient être bon pour me dissimuler parmi les hommes, je me liais avec elle dans une relation des plus ambigües. En effet, elle me donnait l'impression qu'elle tenait à moi, mais je n'éprouvais absolument rien pour elle. Après tout, cette relation n'était que pour faciliter mon passage chez les humains...
Mais être immortel pose parfois quelques problèmes. Surtout quand on passe dix ou vingt ans auprès de certaines personnes sans prendre une seule ride...
Je simulai donc ma mort aux champs de batailles. Je gardai un oeil sur elle, même après ma "mort", curieux de ses réactions.
Et je ressentis enfin quelque chose.
Chaque jour, je l'épiais. Chaque jour, elle venait à un endroit, sur laquelle mon nom d'emprunt était gravé, et y restait des heures durant, pleurant parfois. Je me sentais...misérable. J'aurais voulu lui dire que j'étais là, qu'elle n'avait pas à pleurer... mais je ne pouvais me permettre que quelqu'un découvre mon secret. C’était tout simplement nouveau pour moi que quelqu’un se soucie de mon sort. J’avais passé des années à ses côtés, et je n’avais jamais eu ne serait-ce que l’idée d’en profiter.
Et un jour, elle mourut. Mon domaine fut attaqué par une troupe de brigands, et elle ne survécu pas à l’attaque des barbares. Attiré par l’odeur des flammes, j’étais arrivé bien trop tard pour faire quoi que ce soit, et c’était un paysage dévasté qui m’avait accueillit. Ainsi que le cadavre de mon ancienne compagne, se balançant au bout d’une corde. A ce moment, une émotion que je croyais oubliée refit surface avec violence. L’immortalité…la pire des malédictions ! Unique moyen de voir se faner toutes les fleurs, de voir mourir tous les êtres chers…et pourquoi elle ?
Vengeance.
C'est à ce moment que je me rendis compte de ma maladie mentale. Je ne me souviens plus à quel macabre mouvement balancier j’eus mon absence, mais ce dont je me rappelle avec précision, c’était l’odeur de sang omniprésente à mon réveil. Des corps. Des dizaines, des centaines peut-être, de corps s’étendant autour de moi. Ils étaient armés et ne disposaient pas de bannières, donc je n’en conçus aucun remord. Ce qui n’était pas le cas de la peur. Les questions s’étaient mises à tourbillonner en moi comme une tempête confuse, donc chaque bourrasque mes faisaient frissonner de terreur. Avais-je perpétré le massacre ? J’en étais persuadé. Mais plus que tout, c’était le trou noir dans ma mémoire qui m’avait effrayé. Incapable de comprendre, je remis les questions à plus tard, et je me mis à marcher jusqu’à mes terres, dans un état second. Quelques heures plus tard, j'avais créé un monument identique à celui qui m’était dédié, et y enterrai le corps de l’infortunée romaine, exactement au même endroit qu'elle avait construit le miens.
Ma vie repris son cours. Un cours qui allait bien rapidement se transformer en une routine d’un ennui presque désespérant. A chaque fois que l'immortalité se faisait ressentir, je prenais un nouveau nom et changeais de pays, et me faisais parfois passer pour mon propre descendant à certains endroits que je revenais voir. De cette façon, je pu économiser une somme d'argent immense au travers des âges, et apprendre un certain nombre de langues et autres compétences variées.
J'ai aussi participé à nombre de batailles qui restèrent gravées dans l'histoire.
J'étais là, aux Champs Catalauniques, dans l'armée d'Aetius, lorsque nous avons battu Attila.
J'étais aussi présent à Hasting, parmi les chevaliers de Guillaume le Conquérant.
J'ai participé à trois croisades, la première, la troisième, et la dernière, où je passai pour mort après m'être battu aux côtés de Vlad Dracul, aussi appelé Dracula.
La haine et la violence sadique des humains me rendirent alors différent. Je commençais à en éprouver une aversion pour eux, et en un certain sens l’isolation, les combats et le ressentiment me renforcèrent. Tant et si bien d’ailleurs, que dès qu’un de mes pairs avait la mauvaise idée de faire surface, je le traquais et le tuais. Je n'avais aucune pitié pour ceux qui me regardaient autrefois avec mépris, et j’en prenais parfois un plaisir sadique à les voir implorer ma pitié, ou encore fuir devant moi. Les siècles passèrent ainsi, se suivant et se ressemblant, la technologie et les mœurs changeant parfois quelque peu la donne avec une touche bienvenue d’imprévu et de nouveauté. La mort était pour moi devenu un art, et il était rare que je passe une identité sans laisser derrière moi tout un sillage de cadavres, que l’on m’en sache à l’origine ou pas. Mais je me rends compte maintenant que je m’adaptais souvent aux us de chaque époque, car aujourd’hui, j’éprouve plus de difficulté à tuer sans pitié les êtres humains que par le passé.
Puis, lassé de cette existence morne et dénué de tout but, j’en vins à chercher un moyen de me suicider. Me tuer n’était pas un souci, je savais bien que si l’on me décapitait, je ne pourrais pas me régénérer ; je cherchais un moyen de mourir à la fois sans souffrance, et en laissant derrière moi une trace de mon passage. Je commençais alors à écrire toute une série d’ouvrages, retraçant ma vie entière en tant que démon, caché chez les humains.
J’étais enfin en passe de finir cet incroyable travail, quand j’entendis parler des Fils de Sparda. Bien sûr, j’eus peur. Sparda avait traqué et tué bon nombre de démons, et il ne s’était pas écoulé un seul jour sans que je redoute sa venue. Mais le voir, ou plutôt apprendre qu’il avait fondé une famille avait piqué au vif ma curiosité. Je me mis alors à m’intéresser de loin à Dante, Vergil, et leur mère, Eva. Mais il était déjà trop tard : Sparda semblait s’être volatilisé. Je gardais un œil sur les jumeaux, curieux de leur développement, tout en gardant une assez grande distance entre eux et moi en voyant leurs progrès martiaux fulgurant. Il était plus qu’évident que le sang du Chevalier Noir coulait dans leurs veines, et mon aura aurait probablement été une raison suffisante pour me faire la peau.
Mais, je m’étais manifestement tenu à une trop grande distance. Lorsque les démons se sont jetés à leur poursuite, je n’arrivais que trop tard sur les lieux du massacre. Eva gisait déjà à terre, et les troupes maléfiques prévoyaient le même sort aux jeunes enfants. Malgré leur puissance, ils n’auraient effectivement pas pu leur tenir tête. Voyant alors là le seul et unique moyen de remercier Sparda pour m’avoir libéré de la domination du plan démoniaque, je me lançais sans regret dans la bataille, tentant mon possible pour laisser aux jumeaux le temps de s’enfuir. J’étais persuadé de mourir ce jour-là : j’étais bien trop faible pour arriver à tous les affronter. Lorsqu’enfin je me fermais les yeux, attendant le coup fatal, tous les démons survivants furent scellés dans une stèle, non-loin d’ici. Aujourd’hui encore, je ne sais pas qui a formé le sceau. Ce que je sais en revanche, c’est que quelques années plus tard, Dante revint ici, descella les démons, et les massacra.
Puis, j’eus vent des activités de Dante, ainsi que de son agence, la Devil May Cry. Même si j’éprouvais quelque chose qui pouvait s’apparenter à de la compassion pour lui et son destin funeste, la tournure des évènements me donna une soudaine envie de continuer à vivre. Tout devenait subitement trop intéressant pour que je tire maintenant ma révérence. Je pris alors le nom sous lequel j’avais vécu le plus de vies, Bluegrave, et me munissait d’une somme d’argent démentielle, avant d’emménager dans la ville où était installée son agence. Je le rencontrais finalement, et le convainquis de me laisser chasser aussi les démons –et surtout de ne pas me tuer. Mais je ne comprenais pas vraiment pourquoi je m’étais autant rapproché de lui. Etait-ce pour cette haine commune que nous vouions à ma race ? Ou bien, voulais-je l’affronter ? Rembourser la dette que je sentais avoir contracté avec Sparda ?
Je n’ai toujours pas de réponse. Quoiqu’il en soit, il ne me fallut que peu de temps pour vouloir rendre les choses encore plus excitantes. Quelques jours plus tard, je créais le premier concurrent de la Devil May Cry. Je viens de trouver son nom, d’ailleurs.