Feed my Frankenstein ! [ Bar - Libre ]

[HRP : Désolé que ce soit si court >_<]


Sous la pression de la main de l'italienne, je serrais la mienne doucement sur la sienne, et l'accompagnais sur l'unique marche descendante. Les rares personnes présentes nous regardèrent partir sans un mot; sans que j'y prenne vraiment garde, j'avais offert un bras à Sinatra, qu'elle avait aussitôt accepté. C'est dans un silence quasi religieux et sous des sourires que je ne comprenais pas tout de suite que nous partîmes du restaurant. Au dehors, l'air frais de la soirée nous rafraîchit aussi doucement qu'une brise, malgré les quelques relents de pollution qui planaient encore. Et...qu'était-ce ? Une odeur de sang ? Hmm, peut-être des restes de mes dernières "heures supplémentaires"...

Dégainant un éclat métallique, il suffit d'une pression pour qu'à moins de deux mètres de là une kawasaki bleu nuit clignote. Je gratifiais Sinatra d'un sourire contrit.

- Bon, d'accord, j'avais réservé pour le restaurant...bien que je ne m'attendais pas à avoir une invitée.

Posant la main sur le guidon, le véhicule se mit à ronronner tout seul et vibra légèrement sur ses suspensions. Prenant la place du conducteur, je présentais ensuite un visage neutre à mon invitée de la soirée, avant de l'inciter d'un regard à prendre la place arrière.

- Need a driver, lady ?

Ram Jam - Black Betty

A peine sentis-je son étreinte autour de ma ceinture que je démarrais d'un vif coup d'accélérateur, nous propulsant tout les deux entre les lumières nocturnes de la ville. Le vent avait alors redoublé d'intensité, et mon manteau aurait probablement volé si Sinatra ne s'était pas trouve derrière moi. Mais elle était bien là: son corps à la chaleur presque étrange se pressant contre mon dos avec une force étonnante. Bien plus qu'il n'en aurait fallut pour tenir sur la moto, mais peut-être n'était-elle tout simplement pas habituée...

A quelques 384 000 kilomètres de là, la lune reflétait sur nous toute la lumière d'un soleil qui nous était pour l'instant invisible. Profitant de la petite ligne droite que nous offrait la sortie du restaurant, je levais un instant le regard vers cette dernière, comme j'en avais si souvent l'habitude. Son éclat sélénite m'apportait à chaque fois une paix presque surnaturelle, et pourtant la présence dans mon dos me procurait presque la même sensation. Cependant, je ne me sentais pas du tout dans mon élément : le poids étranger me donnait aussi un sentiment que je n'aurais su décrire. Etait-ce de la nervosité ? Non, trop faible pour que ce soit ça...et peut importait, à la fin.

Sans trop y réfléchir, je pris quelques rues sans même m’en rendre compte, laissant le vent nous secouer et nous rasséréner un moment.

Quand enfin mon cerveau revint à la réalité, je ralentis le rythme pour que Sinatra puisse entendre mon ton, légèrement gêné :

- Désolé, je m’emporte facilement quand je conduis ! C’est par où, chez vous ?

D'un coup de main, je fis vrombir le moteur alors que nous traversions toute une multitude de panneaux multicolores. Sous une nouvelle poussée, je m'agrippais un peu plus fort au guidon, entendant tout de même la réponse de Sinatra malgré l'orage qui hurlait dans nos oreilles. Je pris subitement conscience que je ne portais pas de casque, de même que ma passagère; est-ce que ceci l'avait surpris ? En tant que démon, je n'en avais jamais trouvé la moindre utilité, mais elle...

- C'est derrière le cimetière. Dans un immeuble en vrac, moche, et a moitié squatté.

Comment une fille comme elle peut-elle vivre dans un endroit comme celui-ci ?
Je me mis une gifle mentale. Qu'est-ce qui me prenait de m'indigner de son sort ? Elle n'avait probablement pas eu le choix, qui plus était. Je ne pouvais rien y faire, et j'avais déjà bien assez joué les bons samaritains. Si je devenais ne serait-ce qu'un peu plus "généreux", ça paraîtrait louche. Je balayais ces pensées désagréables et revins au présent. Le cimetière. Je connaissais, du moins le plus grand de la ville. Etrangement, de nombreux démons y rôdaient la nuit. Ca pouvait être un...moyen de la revoir, qui sait ?
Reviens à la réalité, Jacen. Si elle te voit chasser des démons, elle est cuite, et toi aussi.
J'accélérais encore, les immeubles sur les côtés devenant de plus en plus espacés et petits. Le cimetière se trouvait à la limite de la ville, non-loin de là, mais je connaissais un passage par une colline isolée qui y menait par l'arrière. Etrangement, je voulais faire part de cette sensation de liberté ressentie seul, la nuit, au milieu de la nature et de la clarté lunaire. Allait-elle apprécier ? Avait-elle seulement le même genre de goûts que moi ? Peu probable. On aurait dit que tout nous opposait. Et pourtant...je persistais à vouloir partager avec elle cette ballade en moto. Maximiser jusqu'à la dernière minute cette soirée, par autant de moyens que possible. Après tout, demain, tout ceci aura comme jamais existé...

- Je vais vous ramener par un des coins que je connais. Accrochez-vous bien !

Et j'accélérais à nouveau, alors que nous sortions des limites de la ville, surgissant telle une balle dans l'obscurité solitaire des paysages vierges -ou presque- de civilisation. Mes phares restaient obstinément éteints, ma vue bien assez aiguisée pour repérer tout obstacle. Et toute lumière pourrait polluer le ciel étoilé que nous offrait la voûte céleste, dans cette ballade au clair de lune. Pas un seul son, excepté celui du moteur, ne troublait la sérénité des lieux, si bien que je ralentissais progressivement afin d'apprécier ces instants de quiétude. Les arbres clairsemés, au feuillage épais, masquaient assez efficacement la ville pour donner l’impression de parcourir une immense étendue sauvage. Au loin, les reflets d’une mer aussi calme que les environs renvoyait un reflet légèrement mouvant de l’astre lunaire. Dans mon dos, je sentis Sinatra se presser un peu plus contre moi. Le tout me plongea dans une sensation des plus étrange, à la fois calme comme lorsque je déconnectais de la réalité, et pourtant aussi vivant que si j’étais en plein combat. Qu’était-ce ?

La lune dansait tout autour d'eux, laissant apparaître une autre ville, une ville que Sinatra connaissait par coeur, une ville nocturne. Elle continuait de se tenir contre Jacen et songeait à tout les hommes qui avaient croisé sa route. Son père, bien sûr, protecteur absolu et figure rassurante, puis d'autres. Amis, amants, inconnus, icônes. Au final, les relations humaines étaient aussi complexes que des toiles d'araignées. D'autant plus complexes lorsqu'il fallait qu'elle garde de lourds secrets. Elle voyait presque au dessus de sa tête sa condition flotter comme un rappel constant. Elle aurait tant voulu se libérer de ses chaînes ce soir ci. Ses mains se resserrèrent un peu autour de Noct.

- Je vais vous ramener par un des coins que je connais. Accrochez-vous bien !

L'italienne sourit légèrement. Elle allait pouvoir en voir un peu plus sur lui. Il ne suffisait pas qu'une personne vous raconte sa vie pour croire la connaître. Elle savait parfaitement que le meilleur moyen de savoir qui était quelqu'un était d'attraper quelques morceaux de son existence. Des lieux, des émotions. Elle se rapprocha encore, non plus pour se tenir mais simplement pour rester contre son dos un peu plus près. Elle appréciait sa façon de faire, de vouloir lui faire voir ce qu'il appréciait, et ce peut-être inconsciemment.

Elle releva le nez et se rendit compte qu'elle pouvait profiter de ses cheveux. Joueuse, elle s'amusa à fermer les yeux et poser son visage contre sa tête, puis sur son épaule. Elle n'appuyait cependant pas beaucoup, de peur qu'il interprête mal ses gestes. En bon petit chat qu'elle pouvait être, elle ronronnait de concert avec le moteur en se lovant dans le dos du conducteur, en confiance totale. Elle tournait la tête à droite, de la verdure, a gauche, des bâtiments. Puis peu les édifices laissèrent place à une campagne un peu maladroite qui apaisa soudainement l'esprit de Sinatra.

Une autre ambiance, un autre air. Il avait bien fait de prendre ce chemin. Bien calée, elle se contentait de se laisser porter en posant son regard tout ce qu'elle pouvait, assoiffée par cette vision accélérée de la nature, la sensation de vitesse, et le vent qui fouettait son corps et son visage dont le nez était légèrement froncé. Un petit sourire naquit d'emblée, elle ferma encore les yeux pour les rouvrir, et recommença une bonne dizaine de fois, découvrant à chaque fois un nouveau décor, un décor éclairé par la lune.

- Bon sang c'est vraiment beau ... moi qui ne sors jamais de la ville... j'ai tant à voir...

Elle continua, émerveillée, sans se rendre compte qu'ils avaient ralenti. Et si elle s'en était aperçue, elle aurait été heureuse, heureuse de voir se moment s'éterniser un peu plus. Idéal, il n'y avait pas d'autre mot. Son visage se cala naturellement sur l'épaule de Noct, pendant qu'elle s'attardait sur quelques détails, totalement sereine.

( c'est court pardoon )

Dans cette nuit irréelle, la mélodie que jouait le vent avec la vitesse tendait à rendre chaque instant un peu plus éloigné de la réalité. Un silence si complet, si total, et pourtant la brise agressant nos tympans ne gâchait rien, donnant une indéniable sensation de liberté au milieu de cette nature immobile et qui était pourtant insoupçonnée par la plupart des habitants des environs. Un paradis perdu, composé de teintes d'un vert vif la journée et bleues sous l'éclat lunaire. L'air ici était loin d'être aussi vicié que celui de la ville, et lorsque mon jardin ne me suffisait plus, rien de tel que ceux qu'entretenait mère nature pour oublier les affres d'une vie de démon.

Les légers tremblements dus au fonctionnement du moteur nous gardaient les pieds sur terre, et s'ils ne suffisaient pas, l'étreinte de Sinatra suffisait amplement à me garder la tête froide. Comment en étais-je arrivé là ? Ne devais-je pas seulement servir "d'entremetteur" entre elle et Dante ? C'en est presque inquiétant de voir comment la soirée à tourné. La situation semblait m'échapper. Et pourtant, rien ne m'inquiétait : si je le voulais, je recouvrais le contrôle. Mais pour cette étrange humaine, je pouvais me permettre de lui laisser quelques instants d'illusions éphémères. Le fait que j'y prenne plaisir n’était qu’un effet secondaire bénéfique, un bonus bienvenu.

La tentation de faire apparaître quelques lueurs dansantes autour de nous, par quelques habiles combustions, était de plus en plus forte. Mais laisser ne serait-ce que planer un doute sur ma nature surnaturelle était formellement prohibé. Pourquoi risquer de lui faire peur et de la mettre en danger ? Une si jeune humaine, peut-être pas si innocente que ça, et italienne. Italienne. Romaine. Quelle coïncidence des plus étranges. Une ironie du sort presque cruelle.
Tant de siècles ont passés…et pourtant son souvenir reste vivace. Pourquoi a-t-il fallu que cette fille soit Italienne ? Est-ce pour cette raison que je lui laisse tant de liberté ? Je ne reconnais pourtant rien en elle…

Je laissais le vent emporter ces pensées à la fois torturantes et macabres. Penser aux morts ne changera par leur sort. Et réfléchir à la situation ne la changera pas non plus. Ce soir lui était consacré, à elle qui avait su attirer mon attention et éveiller ma curiosité ; suffisamment pour que je puisse vouloir lui accorder un vœu. Mais pourquoi n’a-t-elle pas voulu voir Dante ? C’était à n’y rien comprendre…mais en tant que démon, il n’y avait rien de surprenant au fait que je ne saisisse toutes les réactions humaines. Je ne pouvais donc rien faire d’autre que laisser passer. Je n’aurais de tout ceci qu’un souvenir lointain d’ici un siècle ou deux, de toutes façons.

J’abordais l’un des grands virages coupant entre quelques champs peu cultivés ; l’angle me permit de voir notre ombre projetée par la Lune, et la silhouette de Sin restait collée à la mienne. J’aurais presque pu sentir son souffle sur ma nuque malgré les courants d’air. Etait-ce le cas ? Je me surpris ensuite à me concentrer sur mon dos pour en sentir la sensation imaginée…
Mais ma concentration me permit de percevoir autre chose au travers du vent. Quelque chose que je m’attendais à entendre éventuellement, mais dont l’acte me remplis d’une certaine fierté. J’avais, une fois de plus, réussi à la toucher…

- Bon sang c'est vraiment beau ... moi qui ne sors jamais de la ville... j'ai tant à voir...

Quelle sensation agréable, que d’avoir quelqu’un qui apprécie les mêmes choses que soi. Grisante, et étrange, aussi. Ca restait nouveau, pour moi. Que faire ? Continuer, sachant pertinemment que ce serait sans lendemain ? Ou bien m’arrêter tant que je le pouvais ? Non, j’avais déjà répondu à cette dernière question. Je ne pouvais plus faire machine arrière. Et un soir n’était rien. Et je voulais tant lui montrer d’autres choses…d’un point de vue des plus égoïste, je voulais lui montrer qui j’étais. Qu’elle puisse me comprendre. Mais, et moi ? Voulais-je en apprendre plus sur elle ?
…Oui et non. J’aurais aimé, mais…je ne pouvais me le permettre. Ce serait un désastre de plus. Et j’en avais déjà trop à mon actif.

- C’est à vous de décider de votre avenir. Vivez, et vous verrez d’autres endroits de ce genre. La Terre en regorge...

J’aurais aimé lui faire découvrir les terres des Highlander, que j’avais parcourues à cheval et à pieds quelques siècles plus tôt. Ces montagnes blanches et immenses, écrasantes de par la puissance qu’elles inspiraient. Je voulais aussi quelqu’un qui puisse ressentir la même chose que moi quand je campais à l’intérieur même d’une partie du grand canyon interdite au public, ou bien une colline perdue dans le désert du Sinaï. Mais c’était impossible, une raison aussi simple qu’évidente, et répétée maintes fois dans mon esprit. Au loin, la route exécutait une nouvelle courbe qui ramenait vers la ville – et la fin du rêve.

Sinatra s'extasiait devant le paysage. Le paysage et tant d'autres choses. Comme une enfant qui ouvrait les yeux pour la première sur le monde, elle en gommait les défauts pour profiter pleinement de ce qu'il avait de beau à offrir. Ses mains s'étaient calées sur le conducteur et ne bougeaient plus, se réchauffant tranquillement le long de leur promenade dont elle ne voulait aucune fin. Elle posa son front sur son épaule et poussa un léger soupire en se demandant si elle avait déjà eu ce genre de soirée. Elle qui voulait être normale, était-il bien ordinaire de suivre un inconnu sur sa moto en pleine nuit pour sortir de la ville ? Non. Mais la confiance qu'elle lui portait était elle aussi étrange.

L'italienne songea à tout ce qu'elle aurait pu faire. A tout ces actes manqués qui avaient fait de sa vie une routine ennuyeuse. Certes, pleine de magie, mais surtout de combats répétitifs avec les mêmes faces d'oeufs, les mêmes phrases, les mêmes coups. Pourquoi changer une équipe qui gagne ? Elle faisait sans s'en rendre compte le même schéma à chaque chasse, utilisant les mêmes chemins, bien définis, et rencontrant le même type de personnes à chaque fois. Si elle arrivait encore à s'émerveiller, c'était parce que ce qu'elle faisait chaque jour l'ennuyait tellement qu'un nouvel événement changeait littéralement le cours de sa journée. Elle voulait vivre chaque jour comme le dernier.

Elle le faisait bien un peu sans s'en rendre compte pourtant. Elle profita encore une fois du vent frais, au parfum de la nuit. Ce parfum si particulier, si doux. Elle l'aimait tant, cette demi obscurité ou le physique ne comptait plus autant. A la vue s'ajoutait tout les autres sens la nuit tombée. Les sourires avaient de nombreuses significations et les regards brillaient de mille feux sous la lumière froide et crue d'une lune impartiale.

- C’est à vous de décider de votre avenir. Vivez, et vous verrez d’autres endroits de ce genre. La Terre en regorge...

Il l'avait coupée dans ses réflexions, mais il avait raison. Si elle voulait se changer les idées, il lui suffisait de vivre et de partir au gré du vent. Au final, son père avait bien compris son destin. Il l'avait mise à la porte car elle n'aurait jamais pu partir seule. Elle s'enfermait d'elle-même dans le cocon familial de peur de perdre les liens qu'elle avait tissé avec ses parents, mais elle n'y était pas heureuse comme elle pouvait l'être à cet instant. Aussi dure que soit cette idée, elle savait parfaitement qu'elle était mieux ailleurs que là-bas, et ce malgré tout l'amour qu'elle portait à ses proches, c'était probablement pourquoi ils l'avaient envoyée hors de Venise. Elle sourit légèrement en remerciant intérieurement ses parents. Elle qui n'aurait jamais osé partir, elle était maintenant libérée de tout, petite boule d'énergie lâchée dans la nature.

- Vous savez ce que j'aimerais ? Qu'on se pose quelque part par là, j'ai envie de regarder les étoiles, depuis la ville il y a tant de pollutions qu'on y voit à peine une lampe de réverbère.

Elle avait dit la première chose qui lui était passée par la tête et sans doute la plus sincère aussi. Elle ne voulait pas encore rentrer. La seule chose qui lui importait était de profiter du moment présent et des opportunités qui s'offrait à elle. Seule ou avec Noct', elle comptait bien se poser dans un coin d'herbe et regarder enfin le ciel dans le blanc des étoiles. Pour une fois.

[Désolé que ce soit aussi court, mais je préfère te donner les devants, à cette scène ! ^^ ]

Moonlight Wandering

Le trajet filait comme la mèche d'un explosif allumé, et les kilomètres avalés faisaient office de compte à rebours avant la fin de la nuit. Seules les vibrations de l'engin sur la route me rappelaient que je ne volais pas. En parlant de ça, j'avais justement une folle envie de m'épuiser de cette manière...m'élever dans une spirale rapide, emportant au passage quelques volutes de l'eau des nuages, avant de me laisser tomber comme une pierre en contemplant la pleine lune. Un autre plaisir qu'il m'était interdit de partager avec qui que ce soit. Mais jusqu'à présent, la solitude ne m'avait pas trop mal réussi, excepté dans ce genre de moment où ma volonté a quelques faiblesses.

- Vous savez ce que j'aimerais ? Qu'on se pose quelque part par là, j'ai envie de regarder les étoiles, depuis la ville il y a tant de pollutions qu'on y voit à peine une lampe de réverbère.

Je haussais un sourcil, surpris par la requête. Elle n’avait pas du tout tort, au contraire, mais pourquoi maintenant ? Elle voyait le chemin emprunté, et pour l’oeil vigilant, il était possible de voir le cimetière de la ville, un peu à l’écart, surplombant les eaux aussi calmes que l’huile présentées par l’océan de cette nuit. Etait-il prudent de suivre ses directives ? Certes, je m’étais en quelque sorte confié à elle en lui faisant profiter de cette escapade, mais devait-on pour autant nous arrêter ? Son organisme restait celui d’une humaine, et elle s’était épuisée plus tôt entre sa beuverie et ses performances rythmiques. Si elle s’évanouissait dans l’herbe, j’aurais l’air fin, sans plus d’indications que ça sur son lieu de résidence. Mais je n’avais pas le coeur à la priver de quoi que ce soit d’autre, cette nuit-là.

Dans le milieu de la longue courbe nous ramenant à la cité, je ralentis et quittais la route sur quelques mètres ; le terrain était si égal que le changement entre le bitume et la terre laissée à elle-même ne produit pas le moindre choc. Le véhicule s’arrêta de ronronner dès qu’il fut à l’arrêt et je le bloquais grâce à la béquille. J’attendis patiemment, quelques instants après que Sin en fut descendue, admirant la nuit étoilée qu’on ne pouvait effectivement pas voir depuis les rues mal éclairées et polluées de la ville. Je la rejoignis ensuite, dans une suite de mouvements lents et décomposés témoignant à la fois d’une paix et d’une lassitude. Je ne voulais dire le moindre mot, voyant cet instant trop précieux et étrange pour vouloir perturber le soudain silence parfait qui régnait.

Au loin, peut-être un ou deux grillons donnaient un tempo lent à cette soirée exceptionnelle –par bien des aspects. La simple pensée de ne pas avoir deux instants comme celui-ci me gâchait le plaisir de le savourer pleinement, jusqu’à ce que je le bannisse de mon esprit. Encore debout, je préférais dominer le paysage dans une posture décontractée et lever les yeux au ciel plutôt que me coucher dans l’herbe –du moins pour l’instant. Peut-être que si elle me le demandait, je rejoindrais Sin, et lui donnerais le nom de toutes les constellations composant ce ciel d’été, la signification chez certaines cultures de quelques étoiles et planètes, que savais-je encore ?

Et pourquoi le ferais-je, après tout ? Non, plus étrange…pourquoi ne le ferais-je pas ?
Il m’était impossible de donner la moindre raison, à ce moment précis…

Lorsque la moto s'immobilisa, Sinatra en bondit et se rua dans l'herbe, sautillant aussitôt sur un pied pour enlever sa botte gauche, suivie rapidement par la droite. Elle n'avait qu'une envie, faire la débile entre dans l'herbe. Mais elle avait quelqu'un avec elle, ce qui la retint de sauter à bras ouverts droit dans le premier fourré. En plus, elle risquait très franchement de se faire mal. Un sourire barra son visage pendant qu'elle avançait, ses chaussures délaissées à côté du bolide de Noct. Elle pouvait sentir les brins entre ses doigts de pieds, ce qui la chatouillait plus qu'autre chose. Son sourire s'agrandit mais elle se retint fortement de rire, de peur de passer pour la folle de service.

La jeune femme ferma alors les yeux et se concentra sur les simples bruits, l'odeur, la texture. Il faisait bon, un peu frais, et l'air était saturé en eau qui rafraichissait toute sa peau caramel. Elle écarta brièvement les bras, levant son regard translucide vers le ciel, qui s'y reflétait dans les moindre détails. Quelques nuages passaient ça et là, las, presque transparents. Si Dieu existait, il devait vraiment beaucoup l'aimer pour lui offrir ce spectacle-ci. Elle se retourna brièvement et jeta un oeil sur Noct.

- Vous vous y connaissez en astronomie ? Moi a part reconnaître la lune hein ... on repassera..

Elle s'assit simplement sur une roche non loin de là et remonta les bords de son pantalon jusqu'à ses genoux pour sentir la caresse des herbes hautes sur ses mollets. La vie était bien plus simple lorsque l'on y réfléchissait pas. Il suffisait de se laisser guider par l'instinct, par les désirs les plus primitifs, et surtout repérer les plaisirs les plus simples, les plus banals et les plus accessibles. L'italienne ne ressemblait alors plus du tout à Dante, excepté peut-être ce manteau de cuir rouge qui couvrait ses épaules frêles. Ainsi, sous la lumière crue de la lune, ses cheveux noirs étaient striés de reflets blancs, pendant que sa peau semblait boire la lumière. Seuls ses yeux réfléchissaient tout ces rayons froids, brillants et plus clairs que le reste de sa personne.

Elle se mordilla les lèvres longuement, sachant que peu de temps après, elle allait encore hurler à cause de leur état qui ne faisait que d'empirer. Tant pis. Les yeux de nouveaux clos et bordés d'une rangées de cils noirs et épais, elle se laissa guider par la musique qui se dégageait de l'ambiance elle même, et du vent paresseux dans les branches.

- Ah si la vie pouvait ressembler à ce soir elle serait vraiment parfaite. Vous venez vous asseoir un peu ?

Elle lui montra la place à côté d'elle en souriant doucement. Tout son côté provoc' s'était envolé, laissant place à une femme-enfant, à la vraie Sinatra. Pas celle qui chassait les démons a chaque nuit tombée, ni celle qui dansait au bar, ni celle de la maison vénitienne. Simplement elle, dévoilée par la nuit. Elle avait ouvert la fenêtre qui menait à elle, laissant percer sa lumière dans ce décor calme et doux. Une drôle de fille, dotée d'un drôle de sourire, qui ne cherchait qu'à être sereine à cet instant précis.

J'accordais un oeil curieux ainsi qu'un sourcil relevé devant l'attitude de Sin. Elle tourbillonna un moment dans la clarté lunaire, en ayant l'air de danser sur un rythme qu'il m'était impossible d'entendre, dans des pas aussi gracieux qu'énergiques. Cette femme ne se fatiguait donc jamais ? C'était à se demander d'où elle tirait la force nécessaire à tenir debout après l'état dans lequel je l'avais trouvée quelques heures plus tôt (déjà ?). Elle n'était qu'une humaine, après tout. Mais peut-être sous-estimais-je cette race...La douce brise marine agitait les champs alentours, donnant l'illusion que les vagues se prolongeaient de l'eau sur les herbes, tantôt éclairés, tantôt dissimulés par les jeux que se livraient le Sélénite et les nuages.

- Vous vous y connaissez en astronomie ? Moi a part reconnaître la lune hein ... on repassera...

Je levais alors le regard vers l'astre en question. Les vents jouaient avec ma chevelure ainsi que mon manteau, me donnant une partie de cette sensation de liberté qui accompagnait chacun de mes envols (bien que rares, il fallait le reconnaître. Ils m'épuisaient à un point difficilement imaginable). Le calme omniprésent conservait l'aspect irréel de la scène. De ce même ton aussi détaché, celui m'appartenant vraiment, celui montrant ma lassitude et peut-être les siècles que j'ai traversé au milieu du sang des humains.

- J'ai quelques notions...

Effectivement, j'en connaissais un peu sur les constellations. Et j'étais certain de ne pas en apprendre beaucoup à Sinatra non-plus : d'une manière ou d'une autre, tout un chacun était conscient et savait des choses sur cette voûte céleste qui semblait veiller sur eux. Source d'espoir pour certains, destination finale pour d'autres, les étoiles n'en restaient pas moins rien que des lueurs dans l'obscurité. Des phares auxquels des personnes trop faibles pour s'accrocher à la réalité pensaient que les astres la contrôlaient. Comme c'était commode de dire que les malheurs étaient dus aux étoiles...

Contemplant la jeune fille, je la vis habitée par la sérénité des lieux et se mettre dans une position plus confortable. La facilité avec laquelle elle se démarquait dans le paysage, sans y apparaître comme étrangère était fascinante. De mon côté, un nuage passant masqua entièrement mes traits, et l'obscurité ne permît que de distinguer la vague forme donnée par les reflets de mes cheveux et de mon manteau. Je m'étais totalement fondu dans la nuit, et méritais désormais mon surnom de « Noct ». L’immobilité de statue dont je faisais en plus preuve n’aidait pas à me repérer dans les ténèbres de cette soirée, pourtant illuminée par la lune.

- Ah si la vie pouvait ressembler à ce soir elle serait vraiment parfaite. Vous venez vous asseoir un peu ?


Si la vie ressemblait à ce soir-là, je ne serais malheureusement pas là pour vous la faire vivre, Lady Sinatra…
Je ramenais mes yeux à la Terre au son de la voix. Nul doute que la conversation allait à nouveau s’engager sur les différents assemblages d’étoiles que nous pouvions observer entre les quelques cumulus passant par là, à quelques centaines de mètre au-dessus de nous. A nouveau, une interrogation : pourquoi la rejoindre ? De mon point de vue, je voyais tout ce qu’elle pouvait voir. Mais les humains pouvaient parfois être très attachés à la présence, aux contacts : c’est d’ailleurs à cause de leur capacité à tisser des liens que je me suis volontairement éloigné d’eux. Etait-ce bien judicieux de continuer sur ma lancée ? En même temps, j’avais déjà bien entamé la prudence en allant aussi loin avec cette italienne. Mon comportement pourrais paraître suspect si ne j’obtempérais pas.

Dans ce même mutisme discret, je me levais de la moto et fis quelques pas entre les herbes hautes ; le bruit de mes bottes sur le sol produisait le son apaisant de la nature. Sans prendre plus de précautions ou me dévêtir comme mon invitée, je m’allongeais non-loin d’elle et me mis à admirer à nouveau la voûte céleste. De leur perchoir, les multiples lueurs nous observaient, comme des spectateurs muets de chacun de nos actes. Cette pensée poétique fut aussitôt éloignée, car je la jugeais comme trop éloignée de la réalité. C’était en s’éloignant de la réalité que les hommes avaient créé la pire des inventions, la religion, et celle-ci avait causée tant de morts que je m’en étais dégoûté. Je chassais aussi ces réflexions macabres, cherchant à ne point perturber le calme des lieux par des souvenirs absurdes. Poussée par quelque force mystérieuse, j’indiquais du doigt une des étoiles.

- Vous voyez cette étoile, au milieu de la constellation du Dragon ? A côté de la petite Ourse. C’est Sigma Dragon. Elle si proche qu’elle sera bientôt explorée au cours d’un projet de la NASA…

Je soupirais en laissant retomber mon bras, un flot de souvenirs revenant.

- Cette constellation a tant de significations dans la mythologie grecque que je ne saurais par où commencer…mais à chaque fois, le dragon meurt. A croire qu’ils avaient peur des monstres.

Sinatra regardait partout autour, en particulier le ciel. Elle essayait de retrouver cette fameuse constellation du dragon, mais rien ne venait d'autre que des points scintillants sans forme distincte. Elle remua un moment et songea soudainement au sens de la phrase de Noct'. En vérité, les hommes avaient effectivement eu toujours peur des monstres. Monstres, démons, si ce n'était pas de leur race ils avaient peur et rejetaient quiconque leur était différent. Elle en soupira légèrement d'énervement. Les dragons et les démons n'étaient pas loin l'un de l'autre. Mais elle détestait par dessus tout ces choses-là.

La haine du démon, bien entretenue depuis des générations jusque dans les gênes. Des gênes qui étaient pourtant différentes de celles du commun des mortels après des années et des années de sélection naturelle afin de traquer, chasser et tuer toute forme de vie démoniaque, sans pitié. Il fallait frapper fort, fort et vite. Très vite, sans lâcher la pression. Pas un regard, pas une once d'émotion. Lors d'une chasse, Sinatra devenait froide comme la mort, perdait son humanité et se contentait d'être pire que ces créatures elles-même.

Tuer, tuer, tuer. Elle savait au fond d'elle même que cette façon de penser la rapprochait de ses ennemis, mais les humains étaient faibles par leur émotivité, leur tendresse, leur pitié. Et elle se devait de les protéger, tout comme les autres de sa famille. Elle en avait envie, elle en avait besoin. Besoin de se défouler sur ses bêtes plutôt que sur ses congénères, besoin de frapper quelqu'un, besoin de se lâcher. Elle regarda ailleurs une seconde, assaillie par ses pensées les plus noires. Le seul mot "monstre" avait tout réveillé en elle.

- Peur ? Non ... ils les haïssaient. Tout le monde déteste les monstres, la peur est une autre manifestation, plus ...... Lâche.

Elle se tut, étonnée par ses paroles. Elle n'avait pourtant pas envie de dire ça maintenant. Par réflexe, et pour rattraper ses dires, elle s'approcha de Noct et s'allongea près de lui dans l'herbe, même très près, au point d'entendre son souffle. Elle se redressa alors sur un coude et le regarder lui, à peine éclairé, aux cheveux fins.

- Moi aussi, j'aurais tué le dragon, le dragon veut toujours manger la princesse et tuer le prince.

Elle s'étira et retomba directement près de Jacen, sans prendre la moindre des précautions. Le temps passait et rien n'avançait, elle devait agir pour avoir quelque chose, si tant était qu'elle eu voulu quelque chose. Elle posa aussi net son visage dans son cou et papillonna des cils, respirant de plus belle. Elle agissait sans réfléchir, et sans la moindre logique. Non, rien, que dalle. pas une once de réflexion, pas une once d'intelligence. Ou plutôt si, mais la sienne. Elle pencha la tête sur le côté et se redressa timidement en fronçant les sourcils.

- Non mais je tourne autour du pot, lequel est d'ailleurs bien aveugle, mais... dragon, étoiles ou NASA, je peux vous embrasser ?

Le seul et royal silence me répondit pendant un court moment, que je mis à profit pour admirer les autres constellations. Quelle surprise de voir miss di Sanseverini apprécier les étoiles, moi qui pouvait passer des heures à les contempler sans voir le temps passer, et ce depuis des millénaires. C'était presque une joie en soi de voir un écho à nos passe-temps chez d'autres. Au-dessus de nous, je cru voir un dessin représentatif de la constellation, qui s'animait et rugissait dans mon esprit. Le genre de chose qui m'arrivait souvent, après avoir étudié encore et encore l'astronomie, de tous les âges et horizons...et, ironie du sort, mais cette même constellation avait souvent la même signification. S'il y avait eu une constellation du démon, je me demande ce que l'on en aurait dit.

- Peur ? Non ... ils les haïssaient. Tout le monde déteste les monstres, la peur est une autre manifestation, plus ...... Lâche.

Je n'affichais rien d'autre que mon expression neutre. Mais au fond, elle avait raison. Tout du moins, en partie...car c'était bien la peur qui avait assit le règne des démons sur l'humanité, il y a des millénaires de cela, et ce n'était pas la haine qui l'avait bouleversé. Au contraire, par quelque amusante (ou cruelle ?) ironie, c'était la compassion, et la pitié. Pire encore, celle d'un démon. Mais comme je le savais aujourd'hui, les démons aussi étaient capables de sentiments autres que la haine et les envies de domination. Les humains, en revanche, semblaient l'avoir oublié. Sinatra me regarda alors au fond des yeux –du moins étais-je ce que je crus, l’obscurité relative et l’éclairage blafard de la nuit cachant une partie de son visage.

- Moi aussi, j'aurais tué le dragon, le dragon veut toujours manger la princesse et tuer le prince.

Peut-être. Elle n'avait bien entendu eu aucune intention de le faire, mais ceci me blessa. Elle restait une humaine, après tout. Ses réactions n'avaient rien de surprenant. Tant d'autres avaient déjà réagis de manière similaire à mon encontre que je ne pouvais pas lui en vouloir. Et pourtant...je l’avais crue différente. Je cherchais un moment dans l’obscurité où étaient dissimulés ses yeux, curieux de voir si elle croyait vraiment à ce qu’elle disait. Au moins, l’était-elle dans le sens qu’elle tenterait de me tuer si je lui révélais que j’étais un démon.
Tu parles d’une originalité…et peut-être pas des meilleurs augures pour toi. Ca fera une raison de plus de garder le secret sur ton identité.

- Pas toujours…

Je sentis alors mon invitée d’un soir s’agiter près de moi, puis rien pendant un instant. Un léger vent venait agiter mes quelques mèches rebelles ainsi que la crinière de l’italienne. Le regard perdu dans la nuit, je me demandais où cette nuit allait se terminer. Le plus tôt aurait été le mieux pour moi…ou du moins, était-ce ce que la raison me dictait ? Et soudain, avant même que je ne m’en rende compte, le contact chaud de la peau de Sinatra dans mon cou me tira de ma contemplation. Que faisait-elle ? Je restais surpris, mais sans en donner le moindre signe, jusqu’à ce que je vois à quel point elle était proche de moi. Le souffle même de ses paroles balayait mon visage, transformant mes pensées en un mélange confus d’idées, dont l’une revenait assez pour que j’en saisisse le concept.
Trop près…

- Non mais je tourne autour du pot, lequel est d'ailleurs bien aveugle, mais... dragon, étoiles ou NASA, je peux vous embrasser ?

Non. Non, non non non. Non non non non non non.
Mais tout ce que je pus faire, ce n’était qu’un haussement de sourcil. Tout allait trop loin…mais il semblait qu’à un certain moment de la soirée, mon corps avait prit le pas sur mon esprit. Je ne m’en rendais compte que maintenant.

Si il ne voulait pas d'elle, il n'avait qu'à la repousser.

Voilà ce que se disait le plus simplement du monde la jeune italienne. Ses boucles noires coulaient les unes après les autres sur ses épaules, attirées par le sol, obéissant pour une fois aux lois de la gravité. Une fois cet étrange rideau baissé, elle ne voyait que le reflet du regard de Noct'. Ses yeux justement, elle ne pouvait maintenant plus s'empêcher de les regarder. Ah, elle avait connu quelques hommes, mais jamais dans un contexte tel que celui ci. Ils étaient généralement ivres, séducteurs, charnels. Ils venaient à elle, et cette fois-ci, s'était elle qui venait.

Bien étrange soirée, bien étrange rôle. Elle courrait après un homme. Jamais cela ne lui était arrivé auparavant. Elle devait sans cesse prendre les devants, ce qui était totalement nouveau pour la jeune femme. Mais au moins, elle était naturelle, elle n'avait pas besoin de minauder cette fois-ci. Pas besoin de jouer aux femmes fatales qu'elle n'était pas, pas besoin de mettre son corps en avant, il semblait que seul son esprit comptait.

Et pourtant ses yeux clairs fixaient ceux de son compagnon de soirée, sans relâcher, comme cherchant à séduire en utilisant l'âme de leur propriétaire. Sinatra n'attendit pas vraiment la réponse à sa question rhétorique. Les gestes seuls comptaient. Quand les mots faisaient défaut, il fallait utiliser un langage bien plus universel, celui du corps. Un langage que la chasseuse connaissait par cœur, de part son métier et de par son origine. L'essentiel était dans les faits, pas dans les blablatages qui s'allongeaient dans le temps, aussi élastiques que des chewing-gum.

Elle se pencha donc pour finir ce qu'elle avait entreprit ( on ne laisse jamais un travail inachevé enfin !) et apposa ses lèvres sur celles de Noct', sans vraiment penser aux conséquences. Elle allait passer pour une allumée, mais tant pis, si elle l'était elle l'assumait totalement à ce stade ci. Ses grands yeux bleus se fermèrent par réflexe et posa ses mains dans son cou, profitant pour sans doute quelques instants du contact qu'elle avait établi entre elle et cet homme étrange qui l'avait quasiment hypnotisée.

Le temps avait bien finit par s'arrêter, et elle avait définitivement oublié cette vie étrange composée de démons et de haine, de combats et de blessures. Juste pour ces quelques secondes qu'elle volé à tout le monde. A Noct, aux démons, au temps lui-même. Elle ferma alors les yeux, très paisible tout à coup.

Jamais je n'avais compris ce besoin récurrent de contacts chez les humains. Après des siècles et des siècles passés en leur compagnie, l'essence même de leurs émotions restait un secret gardé par la plus farouche et innocente des incompréhensions. Pour ne pas trop sortir de la masse, je m'étais composé ce masque, ce rôle, cette farce qu'était Bluegrave, et bien d'autres noms encore. Un vaste théâtre dans lequel je me contentais de jouer le rôle que je m'étais moi-même créé. Une mascarade qui ne faisait que cacher ce vide que tant d'autres cherchaient désespérément à combler.

Sur l'acte de ce soir, l'orchestre lui-même s'était tut, pour garder toute la beauté dramatique de la scène, et bien qu'il n'y avait cette nuit qu'un seul spectateur, la sublimité harmonieuse de l'instant me fit oublier jusqu'à l'existence même de la scène. Je ne pouvais dire que je sentais la moindre chose, au contraire : c'était comme un vide absolu, un néant d'oubli qui avait pris place à toute pensée. Enfermé dans cette prison aux barreaux d'un noir plus profond encore que celui de la nuit, je ne pus que garder mon regard magnétiquement lié à celui de Sinatra. La notion même d'évasion n'aurait pas pu faire son chemin dans mon esprit paralysé.

Le contact chaud des lèvres apposées ne me fit pas plus réagir que sa demande, et pourtant, je n'aurais pu me l'interdire. Quelle étrange sensation que celle de ne plus être aux commandes de son propre corps, réduit à l'état de simple observateur lorsque des actes d'une telle ampleur avaient lieu. Devant ce moment, l'incompréhension et les promesses solennelles que je m'étais faites s'étaient réduites à l'état de poussière, balayées par cette absence soudaine de conscience. Le temps était devenu une idée vide de sens, et ses propres lois n'eurent plus droit de présence, alors que je restais aussi immobile qu'une statue d'obsidienne.

Je n'aurais su dire si j'y avais pris le moindre plaisir, ou si je m'étais maudit à cet instant. Je n'aurais pas même été capable de justifier mon immobilité, si elle était due à mon corps pétrifié ou à une volonté de ne pas troubler d'une quelconque façon la magnificence de l'instant, cet instant unique où plus rien n'avait de signification, où je me rappelais tant de choses que je n'avais pas eu la présence d'esprit d'apprécier. Cet instant sans pareil, où je me rendis compte sous la lueur plaisante de la Lune qu'un seul démon pouvait s'inquiéter du destin de cette femme à nulle autre pareille.

- Et que me vaut l'honneur de ce baiser ?

Comme les enfants qui ne mesureront l’ampleur de leur bêtise qu’au moment d’en subir les conséquences, comme chaque homme qui se rendait compte de l’importance de son erreur. Comme moi seul je n’avais pu le prévoir, je venais de sceller en moi une boite de Pandore. Seul l’avenir se chargera de me montrer jusqu’à quel point le fléau qu’elle contenait pouvait faire passer un blizzard comme une douce caresse, un fer chauffé à blanc comme les doigts joueurs d’une femme amoureuse, et le plus insidieux des poisons comme le plus doux des hydromels.

Sinatra souriait légèrement, sa main posée sur la joue de Noctis. Il lui plaisait de voir à quel point cet homme n'avait pas d'idées derrière la tête et quelle pouvait être sa sincérité. Il était bien différent des autres, dans une attitude qui lui était propre et qui la charmait. Certaines filles préféraient les connards, Sin, elle, ramassait tout les autres avec gaieté, peu friande des fausses promesses et des doubles sens. La prise de tête, c'était pour elle et elle seule, alors pourquoi s'encombrer d'un homme qui lui donnerait plus de migraines qu'elle ne pouvait le faire elle-même. Elle caressa encore une seconde le visage du jeune homme, lequel était éclairé et baigné par la lumière de la lune. Ses yeux brillaient dans la nuit, attirant les siens qui finalement s'attardaient sur chaque détail de son visage.

Quel physique étrange, il semblait taillé dans la cire, comment n'avait-elle pas pu le remarquer plus tôt ? Sa peau semblait si parfaite, si nette, qu'elle paraissait faite d'une autre pâte. Ou alors inventait-elle tout ceci, trop subjuguée. L'italienne ronronnait sans penser aux conséquences, agissait à sa guise avec une personne qui semblait être capable de supporter ses étranges caprices, tout du moins le temps de cette soirée. Elle continua une seconde et toucher son visage, fascinée, puis se recula en se rasseyant, souriant un peu plus.

- Et que me vaut l'honneur de ce baiser ?

- Pour vous punir. Le dragon mange toujours la princesse, ou s'il ne le fait pas, il la brûle avec son souffle. Quoi qu'il fasse, il ne peut que lui être néfaste, puisqu'il la retient prisonnière, personne ne désire qu'on lui arrache sa liberté, même avec la plus belle des créatures.

Elle s'étira légèrement et replongea ses yeux dans la voûte céleste, cherchant de nouveau la constellation du dragon. L'air lui-même l'apaisait doucement, l'entraînant dans un rythme doux qui ne l'avait pas quittée depuis la sortie du restaurant. Rares étaient les soirées comme celles-ci, déconnectées de sa vie mouvementée de jeune adulte. Elle n'avait pas besoin de se battre en sa compagnie - excepté avec ses adorables démons qui venaient la taquiner en plein repas, bagatelle-. Elle ne savait même pas ce qu'il pensait de ce qu'il venait de se produire, peut être rien, peut être tout, et qu'il gardait ses insultes par politesse.

- Je n'ai pas eu droit à un refus catégorique. Ca vous a dégouté de moi ?

Elle laissa passer un temps puis finalement s'apperçut qu'elle ne préférait pas connaître la réponse à une telle question, qui pouvait sans doute paraître gênante pour elle comme pour lui. Sinatra se releva d'un bond et lui prit la main sans ménagement.

- Non non laissez tomber. Il est tard, il faut que je rentre sagement me coucher maintenant.

Toujours habité par cette étrange immobilité dans l'attente d'une quelconque réponse, je restais un moment surpris par les gestes empreins de familiarité de l'italienne -sans pour autant oser le lui reprocher. Le contact de ses doigts fins sur les arrêtes de mon visage restait une chose troublante, mais beaucoup moins que ce dernier baiser, qui m'avait laissé littéralement sans mots ni gestes. Finalement lassée de jouer avec les courbes de ma peau, la jeune femme retourna dans une position moins...proche, presque comme si rien ne s'était passé. Tandis que je restais, en apparence toujours aussi calme, mais rempli de confusion et d'incompréhension.

- Pour vous punir. Le dragon mange toujours la princesse, ou s'il ne le fait pas, il la brûle avec son souffle. Quoi qu'il fasse, il ne peut que lui être néfaste, puisqu'il la retient prisonnière, personne ne désire qu'on lui arrache sa liberté, même avec la plus belle des créatures.

Je portais alors mes yeux sur la constellation portant ce doux nom mythologique, répondant par un silence.
C'est ce que le commun des mortels se plaît à croire, j'ai l'impression...
Dans un mouvement félin, Sinatra se redressa et parcouru du regard la toile lumineuse qui nous faisais office de ciel nocturne, accompagnant peut-être mon attention perdue au milieu des étoiles. Tout ce qui se passait ce soit me paraissait si illogique, si éloigné de la réalité. Comme si tout ceci n'était rien de plus qu'une illusion, né de mon esprit malade d'ennui ou de solitude...

- Je n'ai pas eu droit à un refus catégorique. Ca vous a dégouté de moi ?

Complètement surpris par la question, je ne répondis d'abord que par un haussement de sourcil interrogateur. Me dégoûter d'elle ? Un refus ? Non seulement je ne voyais pas de quoi elle parlait, mais en plus je ne comprenais pas comment je pourrais être dégoûté de sa personne.
Excepté peut-être pour ses croyances sur les dragons, Jacen ?
Je mettais fin à ces voix intérieures exécrables en commençant simplement, avant de me faire couper :

- Je…

- Non non laissez tomber. Il est tard, il faut que je rentre sagement me coucher maintenant.

Coupé dans mon élan, je restais encore figé un instant, avant de finalement fermer la bouche et d’acquiescer en silence. Je m’attardais un moment dans l’herbe, prenant encore quelques respirations du doux air de cette étrange nuit comme autant de souvenirs à emporter, puis me levais avec une sorte de lassitude. Les douze coups avaient sonnés, il était temps pour Cendrillon de s’en retourner. Prenant galamment sa main, je lui indiquais la moto de l’autre.

- Très bien. Je compte sur vous pour me guider…

Enfourchant le premier le véhicule, j’attendis un instant qu’elle s’installe elle aussi avant de faire à nouveau ronfler le moteur et retirer la béquille. Dans une brusque secousse de l’accélérateur et un pivot magnifique de ma jambe, je fis un demi-tour remarquable et reprenais la route que nous avions empruntée avant notre halte. A nouveau, la sensation de vitesse me gagnait et le vent reprenait sa mélodie au creux de mes oreilles. Et cette présence étrange dans mon dos, à laquelle je n’étais pas habitué et que pourtant je n’étais pas tellement pressé de quitter. Elle était si…normale ? Si désespérément normale que j’en restais stupéfait de la vitesse avec laquelle cette situation tellement insolite pour moi avait réussi à me désarçonner. Comme si on m’avait présenté un nouveau monde à explorer, et que j’en avais le vertige rien qu’à en voir l’étendue…

Le sol se faisait de plus en plus régulier, la route plus praticable à mesure que nous rentrions à nouveau dans la ville via une rue que j'avais déjà empruntée quelques siècles plus tôt. Le coin avait plutôt changé. Plus de béton, de métal, de ciment, et...d'hommes. Ce qui à l'époque n'était rien de plus que quelques tombes clairsemées s'était transformé en véritable cimetière, même doté d'une crypte. Tandis que nous passions non-loin des lieux, les auras en émanant trahissaient de multiples présences démoniaques. Et pourtant, elles ne semblaient plus vraiment agressives; au contraire, elles se terraient au plus profond des tombes en se tenant à l'écart des humains. Peut-être devrais-je revenir dans le coin pour tirer tout ça au clair...

Quelques lumières tremblotantes nous accueillirent, dans un climat assez froid pour une nuit d'été. L'ambiance restait à première vue assez sordide de mon point de vue : des ruelles sombres, peu d'âmes vivantes visibles, et des immeubles qui devraient effrayer le Jacen Bluegrave, agent immobilier que je présentais. Et pourtant, bien que je m'y sente moyennement à l'aise, il m'était arrivé plus d'une fois d'attendre quelques mois dans ce genre de zones, après une fin d'identité ou en voulant disparaître pendant un temps. Et puis, on pouvait parfois y trouver des contacts intéressants, voire des démons puissants à combattre.

Et ce qui fut assez surprenant d'ailleurs, c'était l'absence de ce type de présence dans les environs. Rien de plus que ce même type d'auras diffuses, quelques démons plutôt faiblards se battant pour rester dans l'ombre. Comme s'ils avaient peur...mais de quoi ? J'avais masqué ma propre aura, donc ça ne pouvait être moi qui leur faisais cet effet. Peut-être que c'était là le domaine d'un démon plus puissant. Ou mieux, d'un Devil Hunter. Voilà une autre raison de revenir par ici; ma nouvelle agence allait avoir besoin d'effectifs pour concurrencer...l'efficacité, de la Devil May Cry.

Dans un couinement discret des plaquettes de freins, je nous arrêtais devant le bâtiment désignée par ma copilote de l'instant, et jetais un regard à ce dernier. Je ne dus pas faire beaucoup d'efforts pour garder ma mine impassible, mais le Bluegrave que j'étais censé être aurait probablement froncé les sourcils et éprouvé une certaine pitié pour les locataires ou propriétaires des lieux. Mais le démon que j'étais se réjouissait plutôt de voir des personnes si chanceuses de pouvoir rire et pleurer, et surtout à l'écart de tout rejeton du plan démoniaque. L’aspect usé des lieux me rappela un peu ma vie à Chicago pendant la guerre des gangs. Les endroits idéaux pour tout oublier, et être tranquilles…
Mais pourquoi habitait-elle ici ? Par choix ou par nécessité ?

- Voilà... C'est chez moi.

- Coquet, dis-je en approuvant d’un hochement de tête.

Elle pouvait peut-être mal interpréter mon geste, mais c’était pourtant sincère. Il se pouvait d’ailleurs bien que j’y réside un temps d’ici une trentaine d’années, pour me créer une nouvelle vie. La soirée devenait de plus en plus étrange, avec des passages de scènes de plus en plus décalées les unes des autres. On aurait dit que je passais d’une dimension à une autre tout les cent mètres. Je sentais quelques regards poindre dans mon dos, mais quand je me retournais, je ne vis que les ombres et des lampadaires usés qui se battaient pour répandre leur fragile luminosité. Lorsque je ramenais mon attention sur l’immeuble où logeais Sinatra, je vis une jeune fille blonde lui sourire et lui faire un signe, avant qu’elle ne croise mon regard. Sans vraiment savoir pourquoi, je détournais le miens.

Le véhicule s’agita un instant alors qu’un poids s’en délestait, et mon invitée italienne posa pied à terre sans plus de familiarité. Se tenant entre moi et l’immeuble, elle m’adressa un petit sourire et avait visiblement l’intention de me dire au revoir. Je mis un moment, mais je lui rendais finalement son sourire, tout en sentant qu’il manquait pourtant quelque chose à la soirée.

- Merci pour cette soirée, et désolée si j'ai été impolie, brusque, désagréable ! Au plaisir de vous revoir ...

- Non, attendez !

Je descendais moi-même de la moto, avec un empressement soudain qui m’était inconnu jusque là. Machinalement, je pris un bout de papier de la bourse pendant à ma ceinture et griffonnais dessus, avant de le tendre à Sinatra.

- Mon numéro. N’oubliez pas, je vous ai fait la promesse de vous faire rencontrer Dante, vous savez…

Puis, je me permis de remettre une fois encore ce masque, qui simulait avec tant de perfection certaines des émotions que je ressentais vraiment au fond de moi ; avec une moue un tantinet gêné, je rajoutais :

- Ou simplement discuter, si vous voulez…